de l’intelligence du groupe de travail

Les phénomènes et processus d’intelligence réfèrent aux interactions qui permettent au groupe de comprendre et de donner un sens à sa situation et à résoudre des difficultés. Par exemple, on peut penser aux échanges qui permettent aux membres de construire ensemble une représentation commune d’une situation et de prendre des décisions conséquentes. 

Les processus d’intelligence conduisent à l’élaboration d’une histoire partagée, d’un récit commun, à propos du groupe lui-même et des situations qu’il traverse. Ils sont marqués par plusieurs biais de discussion et conduisent parfois à l’élaboration de fantaisies groupales et à l’installation d’une pensée groupale nuisible aux prises de décision. 

de l’intelligence comme raison d’être du groupe de travail

L’attention portée aux phénomènes et processus d’intelligence vient de pair avec l’idée que la principale raison d’être du travail en groupe est d’échanger de l’information, de construire une compréhension commune de la situation du groupe et de prendre des décisions conséquentes. Avec cet angle d’approche, le groupe de travail est vu comme un système de traitement de l’information. On examine notamment ce qui favorise ou entrave le partage d’information entre les membres et la qualité des prises de décisions du groupe.

Les impacts positifs des interventions visant à faciliter les processus d’intelligence confortent à leur tour la conception du groupe de travail comme lieu de traitement de l’information, de construction d’une compréhension commune et de prise de décisions.

des biais de discussion

Les biais de discussion sont des phénomènes qui affectent le partage d’informations entre les membres du groupe. Certaines idées, opinions, observations, etc., ne seront pas prises en considération ou leur valeur et leur sens seront affectés par les interactions entre les membres du groupe de travail. Ces biais sont nombreux, en voici quelques exemples :

du biais du déjà connu

Lors des discussions les membres d’un groupe de travail ont tendance à discuter des informations déjà connues et partagées et à ignorer les éléments non connus. Autrement dit, lors de prises de décisions, les membres ont tendance à discuter plus longuement des premières idées émises. Les propositions (solutions) alternatives autres de celles déjà mentionnées dans le groupe et les informations non connues de tous sont partagées tardivement. 

du biais de statut et d’expertise

L’information venant de membres considérés experts·es ou à haut statut est plus souvent prise en compte.

du biais des stéréotypes

Les informations en cohérence avec des stéréotypes sont plus susceptibles d’être prises en compte.

du biais des informations négatives

Les informations négatives sont plus souvent discutées que les informations positives.

du biais de l’excès de confiance

Les groupes faisant preuve d’une confiance démesurée en leur capacité n’explorent pas de solutions alternatives.

du biais de la perception de l’accord

Lors d’une prise de décision majoritaire, les membres de la majorité sont sensibles aux manifestations de désaccords entre les membres, ce qui les amène à sous-estimer la force de l’accord dans le groupe et à poursuivre leurs efforts de ralliement, ou encore à mettre en place des mécanismes de contrôle de la mise en œuvre.

À l’inverse, les membres de la minorité (qui ont perdu au vote) sont sensibles aux manifestations d’accord et surestiment la force du consensus entre les gens qui ont voté dans le sens de la majorité  ce qui peut conduire à une forme de retrait et à une réduction de leurs efforts pour se faire entendre.

du partage d’information et de la performance

La réduction des biais de discussion a un impact positif lorsque la tâche est ambigüe et complexe. La performance du groupe est notamment affectée positivement si les membres n’ont pas la même information et que le processus à suivre n’est pas prédéterminé. Les biais de discussion ont un impact moindre dans le cas de tâches simples ou additives .

Les biais de discussion sont réduits et la performance ainsi que la qualité des décisions augmentent lorsque les membres :

  • mettent de l’avant et répètent leurs informations méconnues des autres;
  • partagent et discutent des informations non connues de toutes et tous; 
  • prennent en considération (évaluent) les solutions alternatives; 
  • discutent des contributions critiques qui questionnent les choix;
  • ont des échanges actifs,
  • tiennent des propos précis et cohérents.

de l’activité symbolique au sein des groupes

L’activité symbolique au sein des groupes correspond aux échanges utilisant des symboles, dont les mots au premier chef, mais aussi les images, les gestes, le positionnement dans l’espace et dans le temps. Par exemple, des membres utiliseront un jargon propre au groupe ou des gestes non verbaux exprimeront l’accord ou le désaccord, le positionnement reflètera les alliances, etc. 

Ces échanges permettent aux membres de partager ensemble un univers symbolique propre au groupe. Cet univers est fait de cognitions (pensées, attitudes, connaissances, croyances et attentes, etc.), d’émotions et de valeurs partagées ainsi que de motivations à l’action, de rituels et de pratiques.

Ces interactions symboliques permettent aux membres de se créer une représentation du groupe, de son histoire et de son environnement et de donner un sens à leur expérience commune.

de se raconter des histoires

Les humains sont des animaux raconteurs d’histoires. Ils et elles élaborent des récits où les événements sont scénarisés et organisés de manière à donner un sens au monde qui les entoure. 

Dans les groupes de travail, chacun·e élabore pour lui-même et exprime aux autres une histoire cohérente qui donne un sens aux événements et phénomènes qu’il·elle observe au sein du groupe. Au fil du temps, ces récits tendent à converger et à devenir la narration qui décrit le groupe, son évolution et sa situation. Ainsi, si l’ensemble des membres d’un groupe de travail se disent et disent autres que le groupe est productif alors le groupe sera perçu comme productif. À l’inverse, la non-convergence des histoires affecte négativement la performance, la satisfaction, la créativité des groupes de travail.

de la communication métaphorique

Les récits des membres à propos du groupe prennent parfois la forme de communications métaphoriques, où l’histoire racontée s’appuie sur une analogie. On dira par exemple que le groupe réagit aux événements externes comme un roseau, il plie, mais ne casse pas et il continue à croitre. Ou encore, que le groupe est une ruche où chacun·e sait ce qu’il·elle a à faire, ainsi de suite. 

de la fantaisie groupale

Une fantaisie groupale est une communication métaphorique qui exprime analogiquement une situation ou des événements non traités ou occultés par le groupe. Par exemple, un groupe pourrait produire une histoire où un groupe de petits moutons, tannés de se faire voler des camarades par un méchant loup, décident de chasser le méchant loup de leur pré. En construisant cette histoire ensemble, souvent sous forme de blagues récurrentes, les membres pourraient être en train de traiter du fait que depuis quelques rencontres un membre du groupe tente de rallier certaines personnes afin de former une coalition contre les décisions d’un sous-groupe majoritaire. Mal vu par les membres de la majorité, ce recrutement en vue de s’opposer est difficile à aborder publiquement, car il est légitime et respecte les règles de fonctionnement du groupe. En construisant ensemble l’histoire humoristique des petits moutons qui chasseront le loup, les membres explorent un des scénarios possibles de dénouement de la situation. 

des indices pour reconnaitre les fantaisies

Il n’est pas toujours facile de déterminer si on a affaire à une fantaisie groupale traitant d’un problème ignoré par les membres ou s’il s’agit simplement d’un échange humoristique. 

Trois indices permettent toutefois de discriminer une fantaisie groupale des autres formes d’échanges. Une première caractéristique de la fantaisie que les propos reprennent une même thématique. On pourrait lui donner un titre. La guerre des moutons, dans l’exemple ci-dessus. La deuxième caractéristique est qu’une fois lancée par un membre, la thématique est reprise par un autre, puis un autre, ainsi de suite. Chacun ajoute un élément à l’histoire, parfois drôle, parfois dramatique, qui appelle à leur tour d’autres commentaires. L’histoire acquiert ainsi une vie propre. Elle n’appartient plus à un ou deux membres, mais à la collectivité. La troisième caractéristique est que les échanges se font dans un climat d’excitation, d’enthousiasme et d’intérêt partagé.

des processus de prise de décision

Les processus de prise de décision dans les groupes de travail peuvent être représentés sur un continuum allant des décisions les plus fragiles et instables jusqu’aux décisions les plus susceptibles d’être mises en application par l’ensemble des membres. À un pôle, on retrouve les décisions prises par manque de réaction. Soit, une personne propose et personne ne réagit. La proposition est alors considérée comme la décision du groupe. Ou soit, les suggestions se succèdent jusqu’à ce que les échanges s’arrêtent sur une proposition particulière, souvent la dernière à avoir été discutée. À l’autre extrême, la décision est prise à l’unanimité, c’est-à-dire que tous les membres auraient pris, individuellement, la même décision. L’effet de groupe est ici minimal. Entre ces deux extrêmes, les décisions peuvent être prises par vois d’autorité, par une minorité de membres, à la majorité ou par consensus.

Dans les décisions par voie d’autorité, les membres peuvent suggérer des idées et discuter librement, mais le ou la responsable se réserve le droit de décider à tout moment qu’ayant entendu la discussion en cours, il ou elle choisit ceci ou cela. Les décisions prises par une minorité se produisent lorsque les personnes qui interagissent activement dans la discussion en viennent à un accord et tiennent pour acquis que les autres (moins actifs dans la discussion) sont aussi en accord. Les décisions prises à la majorité sont issues d’un processus de vote où les membres sont, après une période de discussion, éventuellement, appelés à se prononcer selon qu’ils·elles votent pour, contre, ou s’abstiennent. Finalement, les membres peuvent décider par consensus. Ici, la discussion se prolonge jusqu’à ce que l’ensemble des membres se rallie à une proposition. Ces décisions par consensus se distinguent des décisions à l’unanimité en ce que les membres, individuellement, n’auraient peut-être pas pris la même décision. Les décisions par consensus se distinguent des quatre autres modes de décision en ce qu’elles reposent sur le ralliement des membres autour d’une proposition compte tenu du contexte.

En pratique, il est fréquent que les décisions prises par vote et sans opposition, sinon quelques absentions, soient qualifiée de décision à l’unanimité et noté comme telle au procès-verbal. En l’absence d’opposition, la décision est présumée unanime. Formellement, il s’agit plutôt d’une décision consensuelle dans la mesure où elles sont issues du ralliement des personnes qui se sont abstenues.

du « classique » processus de prise de décision par vote

Le processus « classique » de prise de décision par vote comporte quatre étapes communes aux différents modèles prescriptifs : la définition de l’objet de la prise de décision, la collecte des opinions, la discussion et enfin la décision proprement dite, c’est-à-dire le vote.

La définition de l’objet de la prise de décision est une étape relativement brève qui consiste à établir explicitement l’objet de la prise de décision. Il s’agit de s’assurer que tous les membres perçoivent clairement et de façon similaire ce sur quoi porte la décision.

La collecte des opinions consiste à solliciter les avis et les commentaires des membres. Idéalement, tous les membres qui le souhaitent devraient pouvoir s’exprimer. L’écueil à éviter que certains membres répondent aux avis et arguments et amorcent ainsi une discussion avant que tous les membres qui le souhaitaient aient pu s’exprimer.

La discussion consiste à échanger les enjeux relatifs à la décision. Trois points influencent directement la qualité de la décision qui sera prise et combattent l’émergence d’une pensée groupale :

  1. Chacun·e doit pouvoir livrer sa compréhension du problème ou de la situation. Il s’agit de discuter de la nature, de l’étendue, de l’importance, des causes et des conséquences des différentes propositions ;
  2. Les conséquences négatives potentielles des décisions doivent être portées à l’attention des membres et évaluées.
  3. Des critères d’évaluation des différentes propositions doivent être élaborés par les membres.

Deux autres points de discussion peuvent aussi être favorables à une prise de décision de qualité :

  1. Des solutions alternatives aux propositions déjà avancées doivent être recherchées et examinées par les membres.
  2. Les conséquences positives de chacune des propositions doivent aussi être portées à l’attention des membres et évaluées.

du meilleur mode de prise de décision

Il n’existe pas dans l’absolu de meilleur mode prise de décision. La valeur et la pertinence de chacun sont fonction des normes, des valeurs et du contexte dans lequel œuvre le groupe. 

Toutefois, en termes de mise en œuvre des décisions par les membres, l’unanimité apparait évidemment comme la plus fiable puisque les membres auraient pris la même décision indépendamment de la discussion en groupe. Les autres modes de prise de décision peuvent mener à des décisions fiables et solides en termes de mise en œuvre si l’ensemble des membres sont d’accord avec la façon de prendre la décision. Autrement dit, tous les modes de prise de décision se valent dans la mesure où il existe un consensus au moins implicite quant à leur utilisation. Par exemple, on peut imaginer que les membres d’un groupe, où certains·es sont experts·es du domaine concerné par la décision s’attendent d’emblée à ce que les propositions des personnes expertes soient décisionnelles. De même, les décisions par vote ne sont fiables que s’il y a consensus sur le fait de prendre la décision par vote. On peut imaginer que des membres en situation de minorité, pour des raisons de genre, d’ethnies, ou autres, préfèrent une prise de décision par voie d’autorité (qui pourrait être sensible à leur situation minoritaire) et refusent la prise de décision par vote.

de la pensée groupale

La pensée groupale est un phénomène qui affecte négativement le processus de prise de décision des groupes de travail. Il s’agit d’un mode d’interaction lors des discussions où le désir de faire consensus (ou d’atteindre l’unanimité) prime sur l’évaluation des choix. Avec l’émergence d’une pensée groupale, on assiste à la disparition de la pensée critique au profit d’une pensée fusionnelle où le désir d’unité du groupe prime et conduit à une certaine insensibilité à son environnement.

de l’émergence de la pensée groupale

L’émergence de la pensée groupale exige trois conditions principales : un contexte favorable, une adhésion forte au groupe et une diminution de l’esprit critique.

Certains contextes sont favorables à l’émergence d’une pensée groupale au sein des groupes de travail. Par exemple, un haut niveau de cohésion, un isolement du groupe, une partialité du ou de la leader, un manque de normes procédurales, un niveau de stress élevé pour le groupe, un manque d’efficacité du groupe ou une compétition externe élevée créent les conditions propices à l’apparition d’une pensée groupale.

L’adhésion forte et publique manifestée par les membres à ce qu’ils croient être l’opinion du groupe dans un contexte possédant plusieurs des précédentes caractéristiques consolide le phénomène de pensée groupale. 

Enfin, la mauvaise collecte d’information tant auprès des membres que de l’externe, le peu de considération accordé aux choix alternatifs, l’absence de « plan B », l’absence d’examen des risques et des impacts négatifs de la décision retenue, etc., pointent vers l’existence d’une pensée groupale au sein du groupe.

des phénomènes associés à la pensée groupale

Parmi les phénomènes associés à la pensée groupale, notons l’illusion d’invulnérabilité et de moralité du groupe. Le récit des membres à propos du groupe raconte l’histoire d’un groupe dont les décisions sont bonnes et qui ne peut se tromper. Il s’exerce une forte pression vers la conformité  sur les membres.